Les vérités de Kémoko Touré sur le secteur minier guinéen
Après les violentes manifestations récemment enregistrées à Boké, nous avons sollicité l’ancien directeur général de la Compagnie des bauxites de Guinée (CBG), pour notamment apprécier la pertinence et la légitimité des revendications. Mais loin de s’en tenir à cette appréciation, Kémoko Touré, dans un langage subtil et faisant parler l’expérience pratique qu’il a des problèmes, nous offre une lecture d’ensemble des défis du secteur minier guinéen. Au passage, de son analyse des plus objectives, émergent des perspectives de solution profitables à toutes les parties, y compris la Guinée. Interview.
Ledjely.com: La semaine dernière, les citoyens de Boké en général et les jeunes en particulier ont violemment manifesté contre notamment le déficit de desserte en courant électrique et eau. Que diriez-vous de cette revendication ? Vous parait-elle pertinente notamment ?
Kémoko Touré: La revendication est légitime. Je ne suis pas sûr pour autant que la forme violente soit appropriée. Les problèmes de l’eau et de l’électricité sont des problèmes réels et récurrents à Boké tout comme dans les villes situées autour des cités minières ou les villages situés le long du chemin de fer. Mais si les problèmes sont réels, les manifestations violentes résultent de la confusion entretenue depuis l’origine entre le rôle de l’Etat et celui des sociétés minières. L’utilisation de la violence en temps de paix ne permet pas de résoudre durablement un problème sérieux. En effet, elle peut conduire l’une des parties à prendre des engagements sous la contrainte en sachant qu’elle ne les tiendra pas, ce qui aura pour résultat d’exacerber les frustrations de l’autre partie et de conduire à l’escalade. En tout état de cause, la multiplication des actes consistant pour les citoyens à se rendre justice traduit indiscutablement une insuffisance de l’Etat de Droit. Compte tenu de la spécificité de cette région minière, il faut à mon avis, pour y maintenir une paix durable, que l’Etat mette en place une stratégie résultant d’un dialogue ouvert et inclusif, et une communication transparente partagée portant sur : la source des problèmes, les solutions réalistes envisageables, les sources et le montant des financements, les échéances et le contrôle de la mise en œuvre progressive des solutions. La gestion improvisée des situations sociales atteint rapidement ses limites.
Peut-on opposer cette revendication aux sociétés minières qui étaient notamment la cible des assaillants ?
Comme je vous l’ai déjà dit, il y a une confusion voulue ou non entre les rôles respectifs de l’Etat et des sociétés minières. Mais il y a probablement aussi des sociétés minières qui sont animées d’une volonté de responsabilité sociétale à minima et qui utilisent par exemple l’omniprésence de la Compagnie des Bauxites de Guinée-CBG pour détourner l’attention des populations et des autorités à leur égard. Certaines d’entre elles vont par exemple construire un petit centre de santé peut coûteux ou distribuer quelques ouvrages à grand renfort de publicité alors qu’elles sont indifférentes à l’extension ou à la maintenance des infrastructures routières ou ferroviaires et des services sociaux de base. Il appartient au Gouvernement de coordonner ces interventions afin qu’elles s’inscrivent dans un plan maîtrisé de développement des communes et des formations. Il n’est pas inutile de rappeler que chaque société minière a signé une convention avec le Gouvernement de la République de Guinée et cette convention fixe clairement les droits et obligations des deux parties. Outre l’impôt sur le revenu versé au Trésor, chaque société minière est soumise au versement de redevances pour le développement local. En supposant que l’Etat veille scrupuleusement au versement de ces redevances et explique clairement l’utilisation qui en est faite, la société minière ne devrait pas devenir la cible privilégiée de manifestations périodiques découlant des frustrations que subissent les populations.
Un autre motif que les manifestants ont évoqué pour justifier leur colère, c’est l’impact de l’exploitation minière sur l’environnement de la zone d’exploitation. Quelles sont les responsabilités à situer dans cette autre revendication ?
La corruption, le manque de vigilance et le manque de sérieux d’une certaine élite peuvent aboutir à l’exonération d’obligations sociétales dont les conséquences sont souvent très dures à vivre par les populations. Les fonctionnaires du Ministère des Mines et de la Géologie sont généralement compétents et ont une grande expérience du secteur de la bauxite notamment à travers les cinquante-quatre ans d’existence de la CBG dont quarante-quatre ans d’exploitation. Je crois que ces cadres de l’Etat associés à d’autres compétences sont en mesure de concevoir des cahiers des charges imposant aux sociétés minières les obligations permettant de limiter considérablement les impacts négatifs sur l’environnement économique, écologique et social. Je pense par exemple à : la réduction de la poussière dans le cycle d’exploitation, les tracés et profils des routes, le bitumage des routes d’accès, la relocalisation des occupants légaux des superficies concédées aux sociétés, la définition des normes de l’habitat social, la sauvegarde des espèces rares ou protégées, la réglementation du niveau des émissions sonores, la réhabilitation des surfaces minées, l’utilisation du dynamitage ou du minage de surface appelé « surface mining » pour l’extraction du minerai, la fourniture limitée même à titre onéreux de certains services sociaux de base à un environnement immédiat,….
Un dernier grand problème soulevé par les jeunes est relatif au sous-emploi des jeunes de la localité dans les sociétés minières en faveur de ressortissants de pays de la sous-région. Comment comprendre cette accusation ?
L’attribution de concessions minières devrait être précédée de la préparation (formation anticipée aux métiers concernés) des jeunes guinéens à occuper une part significative des emplois administratifs et techniques dans les phases de construction et de l’exploitation. Il s’agit là d’un travail de moyen terme. C’est souvent la qualité insuffisante de l’offre guinéenne qui est à l’origine de recrutements externes d’africains de pays de la sous-région. Toutefois, dans la phase d’études environnementales et sociales puis de construction, une société minière peut procéder soit localement soit à l’extérieur, à la formation adaptée et anticipée des jeunes guinéens aux postes techniques et administratifs à pourvoir dans la phase opérationnelle. S’agissant des emplois indirects, les redevances versées, si elles sont judicieusement utilisées, peuvent servir à la création d’emplois et d’activités génératrices de revenus grâce à des prêts consentis aux jeunes et aux femmes pour la mise en place de petites entreprises de sous-traitance. Qu’on ne me dise surtout pas que c’est impossible car cette approche a bien fonctionné et produit d’excellents résultats à l’époque où je dirigeais la CBG. Un prêt de 20 000 dollars américains permet à cinq ou dix jeunes gens selon le type d’activité, de créer et de lancer une activité génératrice de revenus, contribuant ainsi à l’augmentation de la richesse nationale. Une partie des dons reçus de l’extérieur pour le « renforcement des capacités » pourrait, à mon avis, être consacrée à ce type de prêts, ce qui permettrait de couvrir le pays de ces petites entreprises dynamiques avec en prime l’avantage d’élargir le nombre et la qualité de nos entrepreneurs locaux. Pour réussir, l’éligibilité des jeunes doit être assujettie à des critères objectifs qui évitent de tomber dans le travers habituel partisan, politique ou népotique.
Sur cette question précise, des observateurs pensent que le problème vient plutôt du retard (ou du refus) des sociétés à aller vers la phase de la transformation de la bauxite en alumine qui offrirait plus de possibilités d’emplois. Qu’en dites-vous ?
Il n’y a rien de surprenant à ce qu’une société défende ses intérêts et tente autant que possible d’échapper par divers moyens à des obligations qui lui coûteraient beaucoup d’argent. Il n’y a rien d’anormal non plus à ce que l’Etat Guinéen négocie bien et exige ensuite l’application stricte des obligations découlant de la convention signée avec une société minière. Aucune société n’exprimera clairement son refus d’aller vers la transformation de la bauxite en alumine mais aucune ne s’y obligera non plus si cela ne correspond pas à son intérêt et si elle dispose d’une possibilité (pression politique amicale ou corruption) pour échapper à ses obligations contractuelles.
Plus généralement, comment pourrait-on faire en sorte que les mines rapportent davantage aux zones qui les abritent ?
D’abord en consacrant la totalité des redevances locales au développement local. On peut également imaginer une affectation exceptionnelle de ressources pour une durée limitée aux zones « souffrant » de l’exploitation minière dans le but notamment : d’un développement d’activités agricoles et agro-alimentaires, de financement d’activités socio-économiques génératrices d’emplois et de revenus, et de réalisation d’infrastructures et de fourniture progressive de services sociaux de base.
Au-delà de tous les problèmes évoqués autour du secteur minier guinéen, un des soucis ne viendrait-il pas de l’espèce de fantasme que l’on entretient exagérément à propos des profits et avantages à en tirer ?
L’Etat tire indiscutablement des profits et avantages importants du secteur des mines. Ces ressources pourraient être beaucoup plus importantes si, dans le cas de la bauxite et pour certaines sociétés, les phases de transformation en alumine et en aluminium avaient lieu même partiellement sur le sol guinéen. Le dépeuplement des campagnes, la gestion inefficace des ressources halieutiques, la mauvaise gestion de nos forêts, l’absence d’une agriculture performante et la débauche de ressources humaines de l’Etat consacrées au secteur des mines font croire au commun des guinéens que les mines constituent la principale richesse du pays. Il n’en est rien ! Si le Guinéen doit fantasmer, il faut le conduire à le faire sur l’immensité et le caractère illimité des opportunités que recèlent notamment : notre créativité, nos sols, nos cours d’eau, notre façade maritime, nos trésors artisanaux, nos vestiges historiques, notre richesse touristique inexploitée. Mais pour tirer le meilleur parti de ces opportunités, il faut : magnifier le travail, identifier et évaluer le potentiel de chaque secteur porteur, élaborer des objectifs chiffrés de développement, susciter l’intérêt des investisseurs locaux et extérieurs, adapter le système de formation, communiquer. Aussi bien pour le secteur minier que pour les autres secteurs économiques et sociaux du pays, la meilleure efficacité et la meilleure efficience résultent de l’’élaboration d’une vision claire, comprise et partagée, accompagnée d’une stratégie de mise en œuvre avec les étapes et les moyens associés. La réussite de telles politiques supposent un large soutien à la volonté d’entreprendre et un patriotisme économique débarrassé de la corruption d’Etat.
Source : Ledjely.com
NB : Le titre est de notre rédaction