Idriss Fall, de la Voix de l’Amérique : « L’état de la presse en Afrique fait parfois peur »

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Dans un entretien exclusif qu’il a accordé à notre confrère Thierno Oumar Diawara, Administrateur Général du site Woudabanews, en séjour à Washington, le journaliste sénégalais Idriss Fall, rédacteur en chef du service francophone de la Voix de l’Amérique, a donné son point de vue sur l’exercice du métier de journaliste en Afrique, avec à la clé les dérapages souvent enregistrés dans la profession. Il a en outre fait des propositions pour sortir de cette situation. Lisez plutôt !

Woudabanews : M. Fall, vous êtes un journaliste de renommée internationale, pour avoir fait vos preuves dans des grands médias, notamment à la Voix de l’Amérique ici, où vous êtes rédacteur en chef du service francophone. Quel regard portez-vous sur l’évolution des médias en Afrique ?

Idriss Fall : Je vais souvent en Afrique. J’ai fait presque tous les pays africains. De manière générale, l’état de la presse en Afrique fait parfois peur. D’abord, parce que les moyens ne sont pas là. Je me rappelle quand j’ai visité le journal  » Le Lynx  » à ses débuts, il y avait des  lampes à pétrole dans la salle de rédaction pour faire le travail la nuit. Les ordinateurs n’existaient pas à l’époque.

Je sais que les journalistes guinéens, sénégalais, ivoiriens, maliens, congolais et de Brazzaville ou de Kinshassa, ont des salaires extrêmement bas. Voilà pourquoi, de plus en plus, on fait de la « prostitution journalistique », en ce sens que les gens écrivent des articles tendancieux favorables à des hommes politiques qui, en retour, leur donnent de l’argent. Ça, ce n’est pas du journalisme !

Selon vous, qu’est ce qu’il faut pour changer la donne ?

Il faudrait que les patrons de presse mettent les journalistes dans les conditions vraiment idéales pour travailler. Je commence par les Etats, parce que les plus gros employeurs des journalistes sont les Etats, à travers les radios et télévisons nationales qui appartiennent aux Etats. En dehors de la Côte d’Ivoire, les journalistes africains des radios et télévisions nationales ne sont pas bien payés du tout. Ils ont des salaires de misère. C’est ce qui fait qu’on n’arrive pas à avoir des informations vérifiées. On fait des informations comme des chaussures qu’on vend.

Vous voulez dire que ce phénomène fait suite aux mauvaises conditions de travail des journalistes ?

C’est exactement ça. Les journalistes ne sont pas bien payés. Pourtant, il faut qu’ils vivent. Surtout qu’on est dans une profession où on côtoie les puissants du continent : les ministres et les présidents.

« Nous vivons des publicités et si nous n’en avons pas, on peut rien faire » voilà l’argument de certains patrons de presse. Êtes-vous d’accord ?

C’est absolument faux ! Parce que n’y a pas un pays en Afrique où la publicité fait vivre son journal. Ils le savent très bien. Les pays africains comme la Guinée, le Sénégal, le Mali et autres ne sont pas comme les Etats-Unis où rien que le Washington post a un budget deux fois plus grand que celui de l’Etat du Sénégal, du Mali et de la Guinée réunis. Vous êtes ici, vous voyez les encarts publicitaires du Washington Post.

Idriss Fall et Thierno Oumar Diawara après l’entretien

Est ce que cela n’est pas lié aussi au niveau de développement de nos pays ?

Non ! Parce que les Etats accordent des aides à la presse. Ils donnent de l’argent pour appuyer les médias. Cet argent ne va jamais dans les rédactions, ça finit dans beaucoup de poches de quelques magnats de la presse, sans compter les petits cadeaux. Quand le président voyage, ils se mettent dans l’avion avec lui. Ça ne doit pas marcher comme ça, si vous voulez que notre continent, où il y a des guerres, des misères, où les jeunes prennent les bateaux pour aller mourir dans la méditerranée, parce qu’ils sont désespérés, aille de l’avant.

Si nous voulons que ça change et que les jeunes africains puissent rester chez eux et travailler, il faudrait que nous aussi, journalistes, soyons responsables, que nous diffusions des informations vérifiées. Il faut qu’on soit capables d’aller faire des enquêtes pour prouver des cas de corruptions avérés en Afrique.

Il y’en a beaucoup sur le continent africain, malheureusement. Et l’argent qui devait servir à développer les pays, construire des écoles, creuser des puits, ou encore amener les filles à l’école, les gens le détourne pour venir acheter des maisons aux Etats-Unis, acheter des voitures de luxe.

Donc, je pense que les journalistes ont une grande responsabilité dans la situation actuelle du continent. C’est mon point de vue, sans donner de leçon à personne. Je fais ce métier depuis 40 ans. Je suis à la Voix de l’Amérique depuis 25 ans. Donc, je sais de quoi je parle.

Lorsqu’on vous donne l’occasion de vous adresser aux journalistes africains, comme c’est le cas maintenant, en termes de la professionnalisation du métier de journaliste, qu’allez-vous leur dire ?

Il y a de très bons journalistes professionnels en Afrique. On a d’excellentes écoles de journalisme, on a d’excellents journaux. On a de très très belles plumes. C’est les moyens qui manquent. Tu sors de l’école de journalisme, comme le CESTI de Dakar, tu viens dans une salle de rédaction, on te propose 60.000 FCFA. Vous pensez qu’en Afrique, un homme marié ou avec ses parents, peut vivre avec 60.000 FCFA ? Pour arrondir la fin du mois, ce journaliste va faire tout ce qu’on lui demande ! C’est pourquoi, c’est devenu une tradition en Afrique, après avoir interviewé un chef d’Etat, il pense qu’après l’entretien il doit donner une enveloppe. Tu rencontres également un ministre pour une interview, il pense qu’il doit te donner de l’argent. C’est dans les pratiques qu’il faut bannir.

Propos recueillis par Thierno Oumar Diawara

 

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